DOMINIQUE DENDRAËL
L'infini de la création
En 1984, à la suite d'un retrait de quelques années, Max Wechsler posait définitivement le pinceau et créait une technique à sa mesure, les papiers marouflés, devenue une véritable singularité. L'artiste s'est constitué au fil du temps, par la destructuration de la lettre de papier, un alphabet cosmique en expansion.
“Enlever le sens des mots”1
L'origine de cette rupture est l'observation de “briquettes” de papier journal mouillé puis compressé servant de combustible. Sous cette forme, la lettre n'est plus visible et la couleur, devenue neutre, provient de la matière. Max Wechsler expérimente l'acte gestuel de déchirer et de recoller le papier journal pour en destructurer le mot. Défaire la lettre de sa fonction et “enlever le sens des mots” deviennent les éléments centraux de l'acte créateur : l'extraction de la substance du signe par le bouleversement des lettres. Les mots ne ressemblent plus en aucune façon aux choses qu'ils pourraient signifier.
“Le maximum avec la lettre”
L'artiste qui a exercé le métier de graphiste est intéressé par la lettre pour son aspect typographique, sa forme, son inclinaison, sa densité. Une relation de grande proximité naît de ce désir d'appréhender autrement les vingt -six lettres de l'alphabet. Je veux “le maximum avec la lettre” nous dit-il, “la déconstruire, la transformer pour n'en retenir qu'un contour par-ci, un trait par-là, parfois seulement une courbe”. Pas une seule spécificité ne semble devoir transparaître des autres alphabets soumis à ses collages, si ce n'est la cohérence de ce lent travail de perte de signification du langage.
“L'un est le résultat de l'autre”
Issues d'un premier travail “source” de papier journal photocopié, les oeuvres d'aujourd'hui sont les enfants de celles d'hier, l'un résultant de l'autre. “Chaque surface terminée est un tremplin pour ce qui lui succède et cet enchaînement est comme une filiation qui se nourrit de ses origines”. Engagé dans une arborescence généalogique aux ramifications complexes, Max Wechsler s'est entouré d'une grande famille plurigénérationnelle. La vision du peintre définie par Maurice Merleau-Ponty comme une “naissance continuée” 2 se lit dans son oeuvre en une suite de naissances renouvelées.
“Composer et recomposer”
Une partie de la composition se joue au moment du passage du papier et des transparents à l'endroit de la photocopieuse, sorte d'atelier nomade où la mise en lumière implique pour l'artiste un “agir” en extérieur. Elle est associée à deux autres temps de composition: le temps précédent la copie, à partir du papier d'origine dont tous les autres découlent, et le temps consécutif à la copie, dans l'atelier sédentaire de la rue Popincourt. Les décompositions et recompositions entraînent plusieurs moments de création. Intensité et profondeur sont en gestation au sein de chaque strate de superposition.
“Multitude de particules”
La matière nouvelle, produit de différents états et de “multitude de particules issues de la lettre” est devenue sa texture. Parce qu' “il y a du temps dans les mots et de l'espace entre eux” 3, les suites jouées par Max Wechsler se posent comme des surfaces d'espacestemps. Elles suggèrent un espace là où il n'y en a pas, à moins qu'elles ne parviennent à “changer l'espace en temps” 4. Fragments d'univers en dilatation, elles ne sauraient supporter ni bord, ni cadre, ni épaisseur, tout au plus un dedans différencié du dehors.
“Reconquérir cet autrefois”
Recouvrements et couches successives forment une archéologie de la mémoire. “Matériellement absente, la lettre imprime sa trace, témoin de son origine”. Le ressurgissement du signe par la dissolution de l'aspect de la lettre agit comme une reconquête de l'autrefois. “Souvenirs intériorisés emportés dans l'exil” 5 que l'artiste évoque parfois, accompagnés de cette “privation soudaine de la langue maternelle laissant le sentiment d'un manque”. Autrefois de l'autre aussi, disparu dans les méandres de l'Histoire.
“Le relais entre ce qui a disparu et ce qui demeure”
Un retour sur les origines d'une rigueur extrême “comme quelqu'un qui essaie de passer le relais entre ce qui a disparu et ce qui demeure”. Porteurs des souvenirs du monde, les papiers sont aptes à faire surgir dans leur éclatement tous les non-dits du monde. Leur déchirement est un passage pour “crever la peau des choses” 6.
“Il me plaît d'associer ainsi la part de ce qui sera ignoré à jamais à celle qui par ailleurs demeurera indélébile” tient-il à préciser, une démarche associant l'effacement à ce qui, de dessous, reste debout7.
“A la limite du visible et de l'invisible”
La matière engendrant la couleur, la colorimétrie se limite par elle-même. L'artiste travaille avec le blanc et avec le noir “à égalité”. Les camaïeux noir, blanc et gris font là apparaître de subtiles variations ouvrant à la lumière, l'autre lumière, “celle qui émane de l'oeuvre”. “Ma limite sera toujours de me tenir à la marge du visible et de l'invisible”. Toute tentative du monochrome ne saurait donc aboutir. L'impossible disparition : de l'un naît le deuxième, naissances en acte engendrées des papiers découpés, élargissement soudain du monde8.
“Explorer le non révélé”
Le signe libéré de sa forme signifiante permet de déconstruire la signification pour mieux approcher l'énigme et accéder à ce “sens naissant au bord des signes” 9. “Au langage évident, je préfère creuser le contenu : explorer le non révélé” , une quête inépuisable de l'espace du dedans. Partant de ce qui n'est plus écrit - “tous les commencements sont obscurs” 10 - à l'égal de ce qui ne peut être nommé -, les morceaux de Max Wechsler s'affranchissent des limites de la visibilité et se jouent du mystère de l'indicibilité.
Dominique Dendraël, conservatrice du Musée du Hiéron. Paray-le-Monial.
1 - Les textes en italique cités entre guillemets sont extraits d'écrits de l'artiste et d'un entretien dans son atelier en août 2014.
2 - Maurice Merleau-Ponty, " L'Œil et l'Esprit ", Gallimard, 1964, p.32.
3 - Michel Cassé, " Du vide et de la création ", Odile Jacob, 2001, p.29.
4 - Définition de la peinture selon le romancier et poète autrichien Hugo von Hofmannsthal, " Buch der Freunde ",1922, " Le Livre des amis ", ed. Maren Sell, coll. " Petite bibliothèque européenne ", 1990, p.68 in Joanna Rajkumar, " Désir de langage et aventure de lignes - Littérature et peinture chez Baudelaire, Hofmannsthal et Michaux ", p.7.
5 - A Paris, à la fin du mois de janvier 1939, parce que Juif.
6 - Formule d'Henri Michaux.
7 - Sub (sous) et sistere (fréquentatif de stare, être debout) forment l'étymologie latine de subsister (subsistere).